Le dimanche 09 octobre 2005

Photo Martin Chamberland, La Presse

La chanteuse Lynda Lemay a abandonné temporairement l'Europe en vue de la tournée québécoise d'Un éternel hiver, un opéra folk qu'elle a imaginé, écrit et mis en scène.

Rencontre avec Lynda Lemay

L'éternelle optimiste

Nathalie Petrowski

La Presse

Lynda Lemay était autrefois un livre ouvert qui ne pouvait s'empêcher de dire ce qui lui passait par la tête. Aujourd'hui, le livre ouvert est une huître, qui distribue ses confidences au compte-gouttes, ne parle plus de ses amours mais beaucoup de son opéra folk, Un éternel hiver, qui débarque au Monument-National après 43 représentations en France.

La maison au bord du fleuve est en briques blanches. Lynda Lemay y vit depuis 10 ans dans une débauche d'objets, de livres et de photos, qui l'unissent aux grands de la chanson, dont Aznavour, Lama et Johnny.

Face à la grande baie vitrée, dont la vue est partiellement obstruée par la cabine d'un spa, il y a un piano à queue, flanqué d'un tapis roulant. Plus loin, un immense matelas de gymnastique, surmonté d'un jeu d'anneaux, dévore la moitié du salon en enjambant les canapés. Lynda Lemay l'a acheté à la fois pour elle-même et pour sa fille, Jessie, dont elle partage la garde avec Patrick Huard, son ex-mari.

Mais peu importe les raisons, devant cet arsenal aérobique qui empiète sur les espaces de vie, on comprend mieux pourquoi, à 39 ans, Lynda Lemay est encore capable de faire le grand écart sur un claquement de doigts comme elle l'a fait à Tout le monde en parle.

Elle apparaît dans le cadre de la porte qui donne sur la terrasse. Ses longues jambes dépassent de sa mini-jupe de jeans, portée sous un t-shirt vert assorti à ses grands yeux clairs trop maquillés. En apercevant le photographe, elle tourne immédiatement les talons pour enfiler un jean stratégiquement troué qu'elle a dû payer la peau des fesses à Paris.

Lynda Lemay, on le sait, fait carrière aussi bien au Québec qu'en France, en Suisse et en Belgique. Elle est partie au moins deux semaines par mois et revient juste à temps pour prendre la garde de Jessie. Mais cet été, elle a abandonné temporairement l'Europe en vue de la tournée québécoise d'Un éternel hiver, un opéra folk qu'elle a imaginé, écrit et mis en scène, et qu'elle interprète avec quatre autres chanteurs du nom de Manon Brunet, Fabiola Toupin, Yvan Pedneault et Daniel Jean.

Depuis septembre, les décors réduits à leur plus simple expression voyagent avec la troupe dans un unique camion. Nous sommes loin des grandes infrastructures de tournée de Starmania ou Notre-Dame de Paris. Lynda Lemay, qui y interprète un rôle parmi les autres, l'a voulu ainsi.

«Pas par souci d'économie, précise-t-elle. Par souci de monter un show pas trop lourd, un show simple et facilement transportable, qui nous permettrait d'aller un peu partout au Québec.»

La noirceur

Si le dispositif d'Un éternel hiver est léger, le propos qu'il présente est lourd et noir. La culpabilité est le thème central de ce spectacle hybride, qui porte la griffe de Lemay du début jusqu'à la fin et qui exige qu'on s'abandonne entièrement à son univers pour l'apprécier.

Campé dans un petit bled perdu de la campagne québécoise ou française (au choix), Un éternel hiver raconte les tourments d'une mère qui a mal aimé un fils et qui le regarde avec impuissance sombrer dans la violence, l'alcool et, ultimement, la mort, malgré l'amour que lui prodigue sa blonde, enceinte de leur enfant.

Lynda affirme qu'elle ignore où elle a puisé toute cette noirceur, elle qui a vécu une enfance heureuse et, par la suite, une existence privilégiée.

Selon elle, tout aurait commencé de manière assez anodine avec l'écriture spontanée d'une première chanson- De l'autre côté de la vitre- qui mettait en scène une mère face à la vitre d'une pouponnière, laquelle se transformait en vitre de prison. Puis, quelques semaines plus tard, Lynda pondait une autre chanson- Le Funeste Collier- où il était question de la détresse d'une mère après le suicide de son fils.

«Subitement, je me suis rendu compte qu'il s'agissait de la même mère, et qu'il y avait peut-être lieu de lui construire une histoire qui dépasserait le cadre restreint de la chanson pour viser quelque chose de plus large, comme un opéra. Mais pas un opéra traditionnel.

Je ne connais rien à l'opéra ni au théâtre. Moi, mon monde, c'est le tour de chant. C'est ce que j'offre au public : un tour de chant, mais à plusieurs voix.»

Vous l'ai-je dit ? Lynda Lemay parle en longs paragraphes, puis subitement, se met à chanter des couplets aussi longs, avec force gestes et grimaces. Son visage change imperceptiblement dès qu'elle se met en mode chanson. Le souffle est plus court, le regard, plus intense et fiévreux. Il s'agit toujours de la même femme, mais en version condensée et extrême.

Depuis notre dernière rencontre, en 1998, Lynda Lemay a changé. Pas au plan physique, mais au plan humain. Son immense succès en France ne lui a pas nécessairement monté à la tête, mais il lui a enlevé sa candeur et sa spontanéité du passé. Elle est toujours aussi souriante et décontractée. Elle reçoit encore les journalistes chez elle, ce qui est rare chez les stars de la chanson, mais elle se protège. Elle le confirme indirectement en disant : «Depuis qu'on a écrit toutes sortes de faussetés sur mes amours et ma vie privée, je ne dis plus rien. J'ai eu ma leçon. Alors mettez-moi en ménage avec qui vous voulez, vous n'aurez jamais un commentaire de ma part.»

Côté jardin secret, la porte est résolument fermée. Côté cour, la porte est ouverte, mais seulement à ceux qui l'aiment et respectent son travail. Quant aux critiques qui trouvent ses chansons banales et son univers quétaine, elle laisse leurs sarcasmes glisser sur le parapluie de son indifférence.

«Moi, j'aime ce que je fais, proteste-t-elle. Je le fais sur mesure pour moi, en espérant toujours évidemment que ça rejoigne les autres. Je sais aussi que ce je fais, c'est pas de la merde. C'est de la qualité. Des gens comme Charles Aznavour ou Serge Lama n'ont cessé de me le répéter. Alors, mettez-vous à ma place. Est-ce que je fais confiance au jugement des grands de la chanson qui m'aiment ou aux trois critiques qui ne peuvent pas me voir en peinture ? La réponse va de soi.»

Elle poursuit en affirmant qu'elle n'a jamais été habitée par le doute. «C'est ma force, dit-elle. Ça me vient de ma famille, des gens qui avaient confiance en eux. Et puis j'ai été aimée dès le départ.

Si j'écris et je chante, ce n'est certainement pas pour aller chercher l'amour qui m'a manqué. J'ai eu tout l'amour que je voulais.

Si je le fais, c'est tout simplement pour partager ma passion d'écrire avec les autres.»

Une détermination inébranlable

Aussi n'est-elle pas le moindrement inquiète de l'accueil qu'Un éternel hiverrecevra cette semaine à Montréal.

J'ai beau lui glisser discrètement que la rumeur n'est pas des plus favorables et que les critiques, peu généreux à son égard, risquent de la crucifier, elle ne m'entend pas.

«C'est facile de descendre ce spectacle-là, ironise-t-elle. Il suffit de sortir de leur contexte des refrains comme « un matin sans café, c'est comme un été sans soleil» et de crier à la banalité. Mais nous avons donné suffisamment de représentations en France comme ici pour savoir que notre show touche et bouleverse le public. Je ne compte plus le nombre de gens qui sont venus me voir après le spectacle en pleurant et en me remerciant. Et ça, je vous prie de croire que ce n'est pas banal.»

Il y a chez Lynda Lemay une détermination inébranlable qui est toujours belle à voir. Cette femme-là vit comme elle écrit : en s'abandonnant à son instinct et en fonçant tête première malgré les peurs qui l'habitent.

«J'ai toujours peur que le pire arrive, dit-elle. Alors, des fois, j'imagine le pire pour l'empêcher de se réaliser. C'est peut-être ça, au fond qui m'a poussée à écrire Un éternel hiver. Parce que moi aussi, comme toutes les mères, je me sens coupable face à mon enfant. Coupable de ne pas être une mère parfaite tout en sachant que la mère parfaite n'existe pas.»

Assez ironiquement, au tout début de sa carrière, les producteurs dont elle a fait le tour lui ont prédit un succès confidentiel auprès d'un public restreint d'intellos. Personne ne croyait au potentiel commercial de son répertoire. Aujourd'hui, les chiffres parlent en son nom. Depuis son premier triomphe au Festival de la chanson de Granby en 1989, Lynda Lemay a vendu plus de deux millions de disques dans toute la francophonie et fait l'Olympia de Paris à guichets fermés 33 fois. Ça, c'est sans compter les dizaines de tournées et les centaines de spectacles qu'elle a accumulés en 16 ans. Le succès est la meilleure des revanches, disent les Anglais. Si c'est le cas, Lynda Lemay a été vengée mille fois plutôt qu'une.